Tuesday, March 23, 2004

Un ouvrage attachant desservi par une production contestable et bruyamment contestée.

Faut-il croire au mauvais sort? La question se pose à l'entracte de cette «Antigona». Jamais on n'a entendu Les Talens Lyriques en si petite forme : manque de précision, de justesse, de cohésion, égarements des vents, maigre son des cordes - et ce malgré tous les efforts de Christophe Rousset. Sans compter les décalages avec le choeur de chambre Les Eléments, dont on sait pourtant les qualités. Il est vrai que le praticable qui entoure la fosse ne doit rien arranger pour la diffusion du son. La deuxième partie efface heureusement ces impressions pénibles. Le chef conserve son dynamisme, sa vitalité. Il connaît bien cette partition, qu'il avait révélée au Festival de Beaune. Il en laissait alors pressentir le potentiel dramatique, comme dans son enregistrement paru chez Oiseau-Lyre ; aujourd'hui, il prouve qu'il en a percé les secrets. Il est vrai que les deuxième et troisième actes sont aussi les meilleurs ; relativement fidèle à Sophocle, le livret de Marco Coltellini, après la nécessaire exposition, a laissé la tension s'installer au coeur d'une intrigue linéaire (Antigona désobéira-t-elle à Créon et réussira-t-elle à donner une sépulture à son frère Polynice ?), les personnages sont fermement cernés, et la musique plus captivante.
Tommaso Traetta (1727-1779) fait partie de ces musiciens « de transition » désireux de se libérer de l'opéra seria et des conventions qui ont amené sa sclérose - c'est aussi le propos de Gluck. Créée au Théâtre Impérial de Saint-Pétersbourg en novembre 1772, « Antigona » illustre sa manière : brièveté des récitatifs pour ne pas entraver l'action, intensité et densité des airs, ceux de l'héroïne, difficiles et d'une sombre beauté, étant exceptionnellement plus développés, fréquent recours aux duos, pour éviter la monotonie, forte présence des choeurs et virtuosité qui se doit d'être expressive.
Cinq chanteurs seulement sont mis à contribution. John McVeigh (Adraste) fait partie de ces interprètes d'outre-Atlantique musicalement corrects mais sans personnalité marquante. Le métier de Kobie van Rensburg lui permet de tracer un portrait de Creonte dont la sévérité n'exclut pas l'humanité, ce qui justifie le pardon final. Si la tessiture d'Emone (le fils de Creonte promis à Antigona) semble un peu basse pour elle, Laura Polverelli n'en est pas moins sobrement émouvante. Marina Comparato (Ismene), au timbre délicieusement fruité, ne se contente pas d'une ligne mélodique impeccable ; son chant émeut parce qu'il est vraiment habité. Comme à Beaune, le rôle éponyme revient à Maria Bayo, fine musicienne malgré quelques incertitudes d'intonation, voix claire et brillante ; son lyrisme foncier n'est pas celui d'une tragédienne, mais sa sincérité force la sympathie.
Quelle idée peut-on se faire aujourd'hui de l'Antiquité ? L'équipe des scénographes a opté pour le noir et blanc : pourquoi pas ? Mais les costumes de Paul Quenson, dont on ne sait s'ils relèvent du Courrèges des années 1960, de la combinaison de cosmonaute ou du survêtement de jogging, sont hideux. Le groupe de plasticiens M/M a conçu un décor gigogne dont l'élément central est un panneau orné de dessin hésitant entre le sous-Fernand Léger, le sous-Picasso et les graffitis de toilettes d'école primaire. La laideur est subjective, certes...On cherche en vain la mise en scène d'Eric Vigner et la direction d'acteurs. Transformer la superbe cérémonie funèbre qui ouvre le deuxième acte en cours de gym, il fallait l'oser. Et pourquoi faire mourir Antigona alors que musique et livret disent le contraire ? Pour résister à ce spectacle affligeant, copieusement hué au rideau final, Traetta et ses défenseurs ont eu bien du mérite. Qu'en penseront les spectateurs du Châtelet qui le verront en juin prochain dans le cadre du Festival des régions?

Les Echos