Tuesday, April 27, 2004

Antigona - Interview avec Christophe Rousset

Comment situeriez-vous Traetta dans le paysage musical de son époque ? Et peut-on dire que l’Antigona le mit un peu en décalage par rapport à son temps?

Traetta est un compositeur qui était parfaitement intégré dans son époque, puisqu’il est issu d’une école typique et codifiée, parfaitement reconnaissable, qui est l’Ecole de Naples ; il fut l’élève de Porpora et il se situe dans la droite ligne des plus fameux représentants de cette école, Alessandro Scarlatti, Léo, Sarti, Porpora ou même Jomelli. Traetta maniait une langue très reconnaissable, mais son génie particulier vient de ce qu’il a voulu, dans les années 1750, réformer l’opera seria italien qui
s’était un peu figé, engoncé dans l’écriture et les tournures de Hasse ou du jeune Jomelli. C’était un type d’opéra que le public trouvait déjà un peu trop long, quelque peu rigide dans sa forme, avec un seul duo et pas d’autres ensembles ; tous les airs étaient à da capo et l’on avait tendance à les rallonger de plus en plus. On atteignait souvent dix minutes pour un air ! Il faut souligner que cette musique était souvent livrée aux fantaisies de ses interprètes : on y trouvait les airs de bravoure, les airs spianati destinés à faire comprendre que, malgré toute cette exubérance, l’on savait aussi se montrer expressif ; on y dénotait peu de récitatifs accompagnés, et les situations dramatiques, censées être issues du théâtre Racinien, s’en éloignaient de plus en plus souvent. Le projet de réforme de Gluck avait déjà fait son chemin dans l’Europe de 1750 et il s’est trouvé que Traetta, qui avait connu de nombreux succès par ses créations napolitaines ou vénitiennes, fut appelé à Parme dans ces années-là. La Cour de Parme, très francophile, possédait son propre opéra et souhaita une solution personnelle à cette surcharge stylistique de l’opera seria : dans ce but, elle fit appel à des compositeurs comme Traetta, mais aussi à des partitions de Rameau qui y étaient très appréciées. On y tenta ainsi une nouvelle forme, une espèce de tragédie lyrique inspirée de la France mais revue à la manière italienne en incluant le style napolitain et en y introduisant beaucoup de chœurs et des ballets. La Cour de Parme confia donc cette réforme à Traetta, qui entama son travail parallèlement à Gluck. Tous deux se connaissaient d’ailleurs très bien… Ils se sont croisés à Vienne, ils étaient tous deux francs-maçons et ils avaient aussi… La même maîtresse, la Gabrieli, qui fut d’ailleurs la créatrice d’Antigona. Ils ont donc mené main dans la main cette transformation de l’opera seria, dont l’objectif était de revenir à une dramaturgie plus grecque, avec une véritable fusion des Arts.
Traetta commença donc par “ revisiter ” des œuvres connues, comme Castor et Pollux, Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, Hyppolite et Aricie de Rameau : ces pages furent traduites en italien, les danses en furent gardées, mais il réécrivit le recitativo secco à l’italienne. On aboutit alors à une forme d’ouvrages hybrides, dans lesquels se côtoyaient le grand style napolitain et le plus pur Rameau ! Cette formule eut tellement de succès qu’elle fut exportée, même à Vienne et à Saint-Pétersbourg. Chacun prenait conscience que l’on se retrouvait enfin au cœur du drame et non plus dans des roucoulades sans fin…

Peut-on considérer Antigona comme l’aboutissement de cette réforme entamée par Traetta?

C’est indéniablement son ouvrage le plus accompli. Lorsqu’on regarde les grandes pages de sa carrière, comme, par exemple, les premiers opera seria de type traditionnel, puis les pages hybrides de Parme, et enfin, l’ouvrage essentiel de sa période viennoise, Iphigénie en Tauride, (qui est une œuvre située à mi-chemin de sa recherche d’une forme nouvelle), l’Antigona apparaît comme un véritable aboutissement. C’est un opéra de dimensions serrées : il faut rappeler que Catherine II n’appréciait pas beaucoup l’art lyrique et que, même si elle se plaçait en protectrice des Arts, elle avait posé comme conditions qu’Antigona ne dépasse pas deux heures ! Nous nous trouvons sur des proportions peu communes pour un opera seria, ce qui procure à la partition une espèce de nervosité et une cohésion jamais atteinte à cette époque, ni même dans l’œuvre de Traetta.
Le développement dramatique et l’enchaînement des actions à l’intérieur de l’ouvrage est peu courant pour l’époque. Il est d’ailleurs intéressant de mettre en perspective Mitridate, de Mozart, qui date de 1771 et Antigona qui fut composée en 1772 : dans l’opéra de Mozart, les airs sont plutôt de type Jomelli, c’est-à-dire qu’ils correspondent à la première tentative de réforme de l’opera seria… Le da capo y est plus ramassé, mais on demeure tout de même dans des formes extrêmement longues. De même, on y trouve seulement un duo. Dans Antigona, les scènes se suivent avec beaucoup plus de liberté, les récitatifs sont plus présents, un air solo se termine parfois en duo ou sur un chœur… En somme, il s’agit d’une manière qui s’approcherait déjà du dramma giocoso, qui avait, à sa façon, initié une nouvelle fantaisie formelle. On pense bien sûr aussi à Gluck ! Tout y est fluide, l’orchestre est très présent et la tension dramatique est poussée au paroxysme.

De quelle manière cette tension dramatique et cette urgence dans l’action se manifestent-t-elles dans l’écriture vocale?

La forme da capo, comme je l’ai dit, y est presque évacuée : on trouve très peu de réexposition au sens strict. Le da capo lorsqu’il est présent n’est de toute façon pas chanté sur le même texte, une vocalise supplémentaire y est parfois rajoutée dans les dernières mesures ; on entre alors dans un système de réexposition de type sonate des formes lyriques à venir.
On trouve aussi dans Antigona une vocalité étonnante. Traetta, qui était certainement plus amoureux de la voix que Gluck, manifeste ici une jouissance du chant pur, qui signe ses origines napolitaines : parfois, il cède à des instants de vraie virtuosité que Gluck a tout fait, au contraire, pour évacuer de ses drames lyriques. Néanmoins, le “ geste vocal ”, dans Antigona, parvient à rester très sobre.
Une autre caractéristique majeure est la fréquence des ensembles, qui fait se rencontrer fréquemment les personnages de l’histoire, beaucoup plus en tout cas que dans un opera seria traditionnel. À ce titre, il faut aussi souligner l’usage exceptionnel du chœur, qui procure à cette partition une dimension quasi mystique… On a parfois l’impression d’entendre des chœurs sacrés. Ils ponctuent et commentent l’action par leurs interventions, “ à la Grecque ” : ils dissèquent les sentiments des protagonistes, leurs actions, leurs volontés.
Tous ces éléments procurent à Antigona un aspect extrêmement avant-gardiste. D’autant que la langue utilisée par Traetta y est très surprenante : du point de vue des harmonies, des enchaînements, de la narration et des récitatifs, on se trouve dans une véritable novation qui en fait un chef d’œuvre.

Le divertissement final, qui est plutôt hérité de la tragédie lyrique la plus traditionnelle, ne semble-t-il pas quelque peu convenu, au regard de toutes les nouveautés de cet ouvrage?

Traetta a cédé à l’espèce de volonté collective de la fin du 18e siècle, qui voulait qu’on honore la clémence des monarques éclairés. C’est une fin destinée à rendre hommage à Catherine II, ou du moins à l’image qu’elle souhaitait diffuser d’elle-même. Malgré ce formalisme du divertissement final, on relève malgré tout un certain nombre d’ombres au tableau : les tonalités mineures des duos en particulier, dans lesquels les chanteurs sont pourtant censés exprimer des sentiments de bonheur, laissent sourdre une angoisse constante ; la tonalité de la chaconne finale est aussi très sombre et l’on perçoit bien que l’on ne se trouve pas dans une banale séquence de fête collective. L’ombre du drame se porte une fois encore sur le divertissement.
Même si l’on pourrait penser que Traetta aurait pu contourner un peu cette contrainte du finale, comme dans l’Armide de Gluck, il ne faut pas perdre de vue qu’il n’a pas écrit sa partition en France. À Paris, dans les opéras, on rendait d’abord hommage au souverain, en début d’ouvrage, puis ensuite la tragédie “ vivait sa vie ”. Ainsi, dans Armide ou Scylla et Glaucus, les fins sont extrêmement noires et l’on n’y perçoit aucun sentiment de salvation in fine… Dans Armide, lorsque Gluck récupéra le livret de Quinault, le prologue résolvait la question de l’hommage au souverain. Il n’y avait donc plus de “ happy end ” obligé. C’est un ouvrage qui a été conçu pour Saint-Pétersbourg et qui d’ailleurs n’a pas été rejoué, à la différence de l’Iphigénie en Tauride composée à Vienne, longtemps reprise et même copiée par d’autres. Antigona n’a pas connu cette fortune du fait même du but premier qui lui avait été assigné au moment de la commande : servir la stature de Catherine II de Russie. Avec Antigona, on se trouve véritablement dans une commande d’état, que l’on pourrait presque qualifier d’art de propagande.
Alain Steghens